Croyant contre toute raison en sa bonne étoile, Fortuné se dit que tant que le pire n’était pas advenu, il restait encore une chance. Il accéléra sa course. À côté de lui, Théodore l’encourageait. Il avait deviné l’intention de son compagnon et héla au passage un sergent qu’il reconnut en bas du remblais. Ils atteignirent enfin, hors d’haleine, les policiers à cheval qui stationnaient à l’entrée.

– Sergent, réquisitionnez deux chevaux, ordonna Théodore.
Le sergent s’exécuta.
– Maintenant, poursuivit Théodore en montrant Fortuné, écoutez cet homme.
Fortuné désigna à son tour François.
– Que celui d’entre vous qui possède le cheval le plus rapide mène ce garçon au triple galop là où il vous dira. Qu’un autre le suive. N’hésitez pas à tirer sans sommation ! Il s’agit d’empêcher un attentat imminent contre le Président du Conseil ! François, à toi de dévier s’il en est encore temps le tir de la fusée. Je vous rejoins tout de suite. Théo, empares-toi toi aussi d’un cheval et ordonne à la délégation de se placer au milieu du chantier, loin des remblais. C’est le meilleur moyen d’éviter d’être touché.
François s’élança en premier, agrippé à un policier dont le cheval n’attendait apparemment que de pouvoir libérer toute son énergie. Théodore enfourcha un bai-brun et fila à bride abattue vers la délégation qui se trouvait à mi-chemin entre le bureau de Pereire et le tunnel. Fortuné se vit confier un alezan dont il tapota l’encolure en guise de présentations. Il se lança dans le sillage de François.
En passant près de la délégation, il cria « congrève » à l’intention de Pereire qui comprit l’essentiel du message. Le regard de Fortuné croisa celui de Thiers. Un de ses gardes avait sorti un pistolet de sa redingote et le pointa sur fortuné, mais Pereire s’interposa aussitôt.
Fortuné les laissa entre les mains de Théodore et poursuivit sa course. Dix secondes plus tard, il avait dépassé le tunnel. Ce galop effréné lui rappelait quelques poursuites à cheval mémorables dans les bois au-dessus de Port-Louis avec son frère Jan, Théodore et d’autres garçons de leur âge.
À deux cent mètres devant lui, Fortuné distingua un mouvement derrière un monticule de terre. Il entendit un sifflement déchirer les airs, comme une grosse fusée de feu d’artifice. Il s’aplatit sur sa selle et se retourna pour voir le haut du remblais, derrière lui au-dessus du tunnel, exploser dans un nuage de terre et d’éclats de pierres. La délégation était plus loin, à découvert, mais paradoxalement dans une relative protection.
Un coup de fusil claqua devant lui. Le policier qui emportait François avait tiré. Aucune chance d’atteindre une cible en plein galop. Fortuné regretta de n’être pas repassé hier chez lui prendre son pistolet. Le cheval de François et du policier contourna le monticule. Un autre coup de feu retentit et François tomba. Le policier fit demi tour et sortit son sabre. Fortuné arrivait sur eux. Il sauta à bas du cheval et se dirigea vers l’homme derrière le monticule. Il le reconnut : c’était un agent de sécurité qui avait fait équipe avec eux depuis le matin et levait maintenant les bras en l’air, une seconde fusée incendiaire, inutilisée, à ses pieds. Théodore surgit, sortit un pistolet et mit l’homme en joue :
– Pas un geste ou tu es mort, dit-il d’un ton haineux.
Fortuné pensa qu’il allait appuyer sur la détente, mais il se retint de dire quoi que ce soit. Il avait mieux à faire : se précipiter au chevet de François, qui gisait à trente mètres de là. Une tâche de sang s’élargissait dans son dos et il respirait de manière saccadée. Fortuné le recouvrit de sa redingote et déposa son gilet sous son visage.
Il revint vers Théodore, lui demanda d’aller chercher une voiture de Thiers pour transporter François chez le docteur Labrunie(1) et le remplaça afin de tenir l’homme en respect. À leurs pieds, le tube de lancement des fusées semblait être un déchet de chantier parmi d’autres à côté d’un amas de planches et de gravats. Dissimulée dessous, une longue caisse en bois avait servi à transporter les deux congrèves.
Théodore enfourcha le bai-brun et cria en pointant l’homme aux bras levés :
– Il a de la chance que nous ne l’ayons pas reconnu ce matin !
Puis il s’éloigna au galop.
Fortuné ne saisit pas complètement ce qu’il avait voulu dire.
Plusieurs policiers à cheval arrivèrent et ceinturèrent l’homme. Fortuné, recouvrant peu à peu ses esprits, comprit que celui-ci était peut-être l’un des trois qui l’avaient attaqué près du Louvre. Il retourna auprès de François qui tremblait de froid et lui dit :
– Bravo François ! Tu as évité le pire ! Grâce à toi, je pense qu’il n’y a aucune victime.
Le jeune garçon sourit et grimaça.
– Tu as une balle dans l’épaule. Nous allons te conduire jusqu’au docteur Labrunie. Peux-tu bouger ?
François déplia avec effort ses membres, mais son bras droit restait bloqué. Il perdit connaissance. Fortuné lui tint les mains pour les réchauffer et se dit en lui-même :
– Nous avons marqué un point. Reste à gagner la partie.
Agenouillé et tremblant de froid, il entendit soudain qu’on l’appelait :
– Monsieur !
Il aperçut vingt mètres plus haut une tête surmontée d’un chapeau qui dépassait d’une palissade.
– All clear ! cria l’homme en agitant le bras.
Était-ce un géant ? Non, simplement un curieux juché sur un escabeau… Ou un agent de la Préfecture ? Fortuné essaya de distinguer ce que l’homme avait en main. Son sang se figea. Un pistolet ! Non… Une longue-vue.
– Que dites-vous ? lui répondit-il.
– All clear ! La voie est libre ! Il n’y a plus de danger !
Pourquoi lui parlait-on anglais ?
Il comprit avec effroi que, dans le feu de l’action, personne ne s’était assuré que le fuséen était seul, qu’aucun complice ne se trouvait quelque part avec d’autres fusées prêtes à tuer.
Il fit confiance à cette voix en pensant qu’il l’avait déjà entendue.
– Thanks ! lui cria t-il en agitant à son tour son bras.
Il vit la tête disparaître comme elle était venue.

(1) : Voir La Disparue du Doyenné.